Johann Chapoutot, Editions Gallimard, 2025
« Le samedi 7 décembre 2019, l’ancien chef du gouvernement Frans Von Papen, retiré de toute vie publique depuis 1945, se présente avec un groupe de jeunes militants politiques de gauche devant le siège du Parti chrétien-démocrate allemand (CDU) pour parler à la droite et la mettre en garde ». En effet Von Papen, ex chancelier du Reich, est celui qui, en janvier 1933 a convaincu le président du Reich, Paul von Hidenburg, de donner le pouvoir à Hitler en le nommant chancelier. Bien sur, Von Papen, mort en 1969, n’était présent qu’à travers sa pierre tombale. Ce qu’on voulu faire les militants qui ont organisé ce « happening », c’est faire raconter par le principal acteur comment en janvier 1933, « l’attitude irresponsable des libéraux autoritaires désireux de se maintenir au pouvoir malgré les désaveux électoraux a conduit après les calculs tactiques successifs à appeler les nazis au pouvoir le 30 janvier 1933 – décision égoïste à laquelle les sordides calculs fiscaux et réputationnels du vieux président Hindenburg n’ont pas été étrangers ».
Johann Chapoutot est professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, spécialiste de l’Allemagne.
S’appuyant sur de multiples sources, dont les discours des principaux protagonistes, il nous fait revivre les soubresauts politiques de la république de Weimar entre mars 1930 et janvier 1933. Cela commence par une politique d’austérité, de réduction des déficits menée par le chancelier Bruning, sous la présidence de Paul Von Hindenburg, un vieux maréchal prussien de 77 ans autoritaire et conservateur « Toutes les tendances de la modernisation propres à la société Weimarienne lui répugnent, de l’émancipation féminine, à l’exode rural, des nouvelles musiques, au cinéma et il entretient une défiance sourde à l’égard des Juifs et des Polonais. Inutile d’ajouter qu’il affiche une indifférence quasi-minérale à l’égard des questions sociales ».
Par manque de majorité au parlement (Reichtag), Brunning est obligé d’utiliser régulièrement les « ordonnances d’urgence » permises par l’article 48-2 de la constitution et de compter sur la bienveillance des sociaux-démocrates.
En 1932, Hindenburg, qui ne supporte pas les socio-démocrates, est convaincu par le général Schleicher, et de nombreux idéologues de droite de renvoyer Brunning, de nommer Von Papen à la tête d’un « cabinet des barons », et de dissoudre le Reichstag. Du point de vue électoral, c’est un désastre, car le NSDAP (parti nazi) voit sa base électorale doubler à 37%, les sociaux-démocrates et les communistes ont près de 30% des voix, et les partis en soutien direct du gouvernement représentent à peine 10% des voix. Dès l’installation du nouveau parlement, une motion de censure est adoptée avec 90% des voix… Et le Reichstag est de nouveau dissous. S’ensuivent plusieurs mois de manœuvres politiciennes (Von Papen est remplacé par Schleicher), et une dérive autoritaire où Hindenburg s’affranchit des règles de la constitution de Weimar. C’est un gouvernement complètement hors-sol qui s’affranchit du parlement.
Malgré une baisse relative des nazis dans les élections qui suivent (et le risque d’explosion du parti suite aux différents entre Hitler et Strasser), Hindenburg se laisse finalement convaincre de constituer un gouvernement de droite et d’extrême droite et de céder aux revendications d’Hitler qui ne veut pas rentrer dans un gouvernement s’il n’est pas chancelier. On connaît la suite de l’histoire.
« Le lecteur contemporain aura sans doute décelé quelques échos entre ce que l’on désigne par l’intéressant mot d’actualité et l’Allemagne de 1932 ». En plus de la politique de l’offre austère, du contournement régulier du vote parlementaire, des dissolutions qui conduisent à une catastrophe électorale pour les politiques au pouvoir… On voit en effet apparaître dans le paysage politique de l’époque, Alfred Hugenberg, un magnat des medias, « entrepreneur idéologique, idéologue lui-même, un temps seigneur de l’industrie lourde, devenu magnat des medias « des grands patrons industriels qui adhérent au discours « raciste et social darwiniste » du parti nazi…
Cette analogie entre la situation présente et l’Allemagne de 1933 « a surpris jusqu’à l’auteur de ces lignes qui, au fil de l’enquête historiographique et archivistique, n’en finissait pas de se frotter les yeux ».
Certains objecteront que la situation est différente, plus complexe… Il n’en reste pas moins que c’est un ouvrage indispensable à lire pour tous ceux qui s’intéressent aux enjeux politiques d’hier et d’aujourd’hui.
Pour terminer cette chronique, je vous livre la citation du Juriste Arnold Brecht, haut fonctionnaire à l’époque des faits, citation mise en épilogue de l’ouvrage.
« Hindenburg, Papen et Schleicher ne peuvent pas être critiqués pour avoir volontairement donné le pouvoir à Hitler, ce n’est pas le cas, mais pour avoir scellé le succès des nazis, celui-là même qu’ils voulaient éviter, par leur dilettantisme. Ce sont moins des intentions malignes qu’une profonde bêtise politique que l’on peut leur reprocher. La légèreté de dilettantes politiques qui agissent au frais de l’Allemagne et qui laisse l’addition derrière eux, conjugué au viol de la Constitution, conjugué également hélas à un manque de caractère dans les situations décisives, mais compensé par une confiance en soi au-dessus de la moyenne ».