Logo Chedd_propulse_par_apesa-1

LOGOCRATIE

Clément Viktorovitch, Editions du seuil, 2025

« Personne n’a jamais espéré du discours politique qu’il soit d’une parfaite honnêteté… Mais si les responsables politiques ont toujours menti, il aura longtemps fallu être prêt à en payer le prix… Depuis plusieurs années en de nombreux endroits du globe, nous assistons à une multiplication vertigineuse de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler des mensonges gouvernementaux, non des approximations trompeuses ni des dissimulations honteuses, mais bien des contrevérités assumées ».
En lisant ces phrases introductives de l’ouvrage de Clément Viktorovitch, on pense tout de suite qu’il va nous parler de la post-vérité utilisée à grande échelle par Donald Trump ou Boris Johnson. Il en parle, mais ce sont surtout les discours (et les actions correspondantes) de la présidence d’Emmanuel Macron qui sont analysés en détail pour montrer qu’en France aussi, nous sommes rentrés dans une ère de post-vérité qui permet aux gouvernants de mentir sans avoir à en subir les conséquences.

C’est ce dévoiement de la démocratie (« Un gouvernement qui utilise la parole officielle pour imposer ses mots contre le réel ») que l’auteur appelle la « logocratie ». Il décortique le dévoiement au fil des chapitres, en utilisant de nombreux exemples très parlants.

Emmanuel Macron a commencé son quinquennat en affirmant sa volonté de « faire triompher la vérité et la raison contre l’ignorance et l’obscurité« . Que reste-t-il après 9 ans ? « Un champ de ruines : des petits arrangements en mensonges d’État, des promesses volatilisées aux calomnies calculés, de la négation des faits à la réécriture de l’histoire, on retrouve bien les 2 traits qui ont marqué les ÉtatsUnis et la GrandeBretagne ces 10 dernières années : la démultiplication des contrevérités et leurs caractères éhontés ».

Les principes de la démocratie c’est la souveraineté populaire et l’Etat de droit, mais aussi la pratique du débat public. L’utilisation systématique de la post-vérité par les gouvernants contribue à attaquer l’ensemble de ces principes.

D’abord à saccager le débat public. « Comment parler encore de se forger une opinion critique quand les citoyens ne sont irrigués que par des arguments fallacieux, des données tronquées voire des mensonges éhontés« . C’est ainsi que sont apparu dans le discours gouvernemental les concepts d’islamo – gauchisme, de wokisme, de décivilisation, concepts qui n’ont aucune base scientifique sérieuse. On a pu voir Gerard Darmanin, ministre de l’Intérieur, faire appel au « bon sens « face à l’évidence des faits : « J’aime beaucoup les enquêtes de victimation et les experts médiatiques, mais je préfère le bon sens du boucher charcutier de Tourcoing ».

Ensuite s’attaquer à l’Etat de droit, comme on l’a vu très récemment dans des affaires judiciaires impliquant des personnalités politiques de haut niveau. « Quand le langage se décorrèle de la réalité, l’indicible devient possible. Attaquer les libertés tout en jurant de les défendre, restreindre les droits tout en feignant de les renforcer, corrompre jusqu’au concept même d’État de droit, conspué parce qu’il empêche, au lieu d’être célébré parce qu’il protège ». Ces attaques contre l’Etat de Droit se traduisent d’abord dans les mots : « L’État de droit ce n’est pas intangible ni sacré » a dit Bruno Retailleau, alors ministre de l’Intérieur de la République Française. Ce sont aussi des textes de loi liberticides : en France, nous avons encore le Conseil Constitutionnel qui a pu censurer les textes attentatoires aux libertés individuelles, mais ce n’est pratiquement plus le cas aux États-Unis.

C’est aussi la légitimation des violences policières qui sont minimisées quand elles ne sont pas tout simplement niées. « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit » a pu dire Emmanuel Macron. « Dans la bouche du chef de l’État, ce ne sont plus les faits qui sont inacceptables, mais les mots qui permettent de les nommer ».

Enfin c’est la souveraineté populaire qui est remise en cause : « Quand les gouvernants basculent dans la postvérité, la souveraineté populaire ellemême finit par vaciller ». On connaît bien les cas de Donald Trump et Jair Bolsonaro qui ont, l’un comme l’autre, tenté de conserver le pouvoir après avoir perdu les élections. En France, la situation n’est pas la même, mais on a pu toutefois voir, après le mouvement de protestation des gilets jaunes, un grand débat national dont les conclusions n’ont pas été retenues. « Durant des mois Emmanuel Macron aura mis en scène sa conversion à l’écoute, vanté les mérites du dialogue, loué la possibilité d’un consensus pour, quand ce consensus émerge effectivement, le rejeter sans autre forme de procès« . Même chose pour la convention nationale pour le climat, annoncée « sans filtre », qui a vu seulement 18 de ces propositions sur 149 reprises effectivement. Et depuis l’été 2024, nous sommes dans une situation où le président a perdu sa base électorale, mais garde toujours le pouvoir. 

« Il est temps de regarder en face le dilemme qui hante ses pages depuis leur première ligne : l’avènement de la post-vérité nous a t-il d’ores et déjà fait basculer dans l’ère de la post-démocratie ?« . Pour répondre à cette question, l’auteur se tourne vers l’histoire et vers « la voix de ceux qui ont vu les nations basculer dans l’abîme : Victor Klemperer sur les décombres du nazisme, George Orwell dans l’ombre du stalinisme, Hannah Arendt face au totalitarisme. Tous nous ont avertis. Les discours ne se contentent pas d’accompagner les évolutions des systèmes politiques, ils les déterminent ».

L’auteur termine en détaillant la définition de ce qu’il appelle la logocratie, cette « pathologie de la démocratie » dans laquelle le pouvoir impose « ses mots contre le réel« .

En conclusion, l’auteur forme le vœu que ce concept de logocratie, qui prend sa place entre démocratie et dictature, attire notre attention sur la dérive en cours et nous encourage à réagir. « Nous ne sommes pas condamnés à regarder briller l’aurore des logocraties« .

Un essai incisif, très bien documenté, qui fait écho à un autre livre publié très récemment « les Irresponsables » de Johann Chapoutot.