Rebâtir l’action publique
Anne-Laure Delatte, Editions Fayard , 2023
« Pourquoi les militants écologistes, les Gilets jaunes, féministes et de nombreux citoyens cherchent-ils des solutions « hors les murs » plutôt qu’à l’intérieur ? » se demande Anne- Laure Delatte en constatant la fracture de plus en plus importante entre les citoyens et citoyennes et l’Etat. C’est une mauvaise nouvelle, car, comme l’a montré la pandémie de COVID, il y a besoin d’un état fort pour aider les citoyens dans le cas d’événements extrêmes qui sont de plus en plus fréquents. « Les prochaines décennies vont être ponctuées d’événements extrêmes, trop grands pour nous seuls, et nous aurons besoin d’une action publique forte et légitime pour nous protéger et passer au mieux chaque épreuve ». De plus, c’est l’Etat, non le marché qui nous permettra de faire la bifurcation de notre mode de vie indispensable pour répondre à la crise écologique. « Ces deux missions de l’Etat, nous protéger toutes et tous face aux évènements extrêmes à venir et assurer une bifurcation de notre mode de vie, m’ont convaincu qu’il est nécessaire de réparer notre relation avec lui ».
Pour réparer, il faut déjà comprendre ce qui s’est cassé et c’est l’objet de l’ouvrage. « Au service de qui est donc l’Etat s’il ne l’est plus de nous, les citoyens ? ». Pour répondre à cette question, l’économiste qu’est Anne-Laure Delatte s’est plongé dans les chiffres : elle a analysé les données de l’action publique depuis l’après-guerre.
Cette analyse sur 70 ans bien étayée par des chiffres (que je vous laisse découvrir) permet d’identifier une tendance lourde : s’il est vrai que les prélèvements publics augmentent régulièrement, les bénéficiaires de ces prélèvements ne sont pas ceux à qui on pense habituellement. Pour respecter l’idéologie du marché, les fonds publics tendent à privilégier de plus en plus les entreprises au détriment des ménages. A travers l’analyse originale de l’auteur, on voit ainsi que « l’action publique s’est progressivement détournée de ses missions de protection et de planification pour se mettre au service du marché ».
Les conséquences sont importantes vis-à-vis des enjeux écologiques et sociétaux. « Chaque euro versé aux entreprises a, en moyenne, le potentiel de dégager 10 fois plus de dioxyde de carbone que quand il est dépensé dans les services publics ». Autrement dit, « il y a une contradiction majeure entre l’Etat régisseur du marché et l’Etat protecteur de la planète ».
De plus, il y a une « part croissante de l’action publique qui se fait en dehors de la délibération démocratique ». L’indépendance des banques centrales qui rend leurs décisions théoriquement apolitiques, conduit en réalité à des décisions technocratiques qui ne sont pas du tout neutres « Il y a toujours malgré tout un processus politique avec des gagnants et des perdants ». Et les gagnants, ce sont plus les entreprises (et leurs actionnaires) que les
ménages. Enfin, pour rassurer le marché, l’Etat met sous contraintes inutiles les dépenses publiques, alors qu’il devrait investir massivement pour assurer la transition écologique et sociétale.
Dans le dernier chapitre, l’auteur esquisse quelques pistes de solution pour rebâtir l’action publique : sélectionner les bénéficiaires des aides publiques (aides publiques directes, mais aussi niches fiscales), transférer massivement les ressources dégagées vers des secteurs prioritaires et faire sauter le verrou de la dette.
Un ouvrage très pédagogique qui a le grand mérite de mettre à mal des idées très répandues sur l’action publique (idées véhiculées par ceux qui ont le pouvoir) et mettre en chiffre « la grande transformation de l’action publique qui fait de l’Etat le régisseur du marché ». Or le marché ne saura ni nous protéger des événements extrêmes, ni nous aider à bifurquer. Ce qui amène l’auteur à conclure « Nous n’avons plus d’autre choix que résister et désobéir. L’ordre politique actuel nous mène droit dans le mur ».