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L’INEXPLORÉ

Baptiste Morizot, Editions Wildproject, 2023

Après « Manières d’être vivant » (voir chronique) et « raviver les braises du vivant » (voir chronique), le philosophe Baptiste Morizot propose dans « L’inexploré » un texte puissant qui rassemble l’ensemble des fils de sa pensée autour de notre relation au vivant.

Partant du constat que pour la première fois depuis l’avènement de la modernité, nos relations aux êtres vivants sont déstabilisées par la crise climatique et l’extinction du vivant, l’auteur souhaite explorer comment nous pourrions utiliser ce moment particulier pour abandonner nos anciennes croyances et inventer de nouvelles manières de cohabiter avec notre environnement et ainsi retrouver une puissance d’agir.

C’est donc bien une enquête auquel nous invite l’auteur qui souhaite nous proposer des ébauches de cartes pour nous orienter et développer de nouvelles alliances interspécifiques avec les vivants « Ce livre n’est pas un livre, c’est une carte… c’est le récit fait en direct des parcours d’exploration trébuchants d’un nouveau continent inexploré – qui n’est autre que la Terre vivante, mais qui a brusquement changé de nature sous nos pieds. ».

Il est construit autour de 6 reconnaissances : S’équiper (quels affects pour arpenter le temps qui vient), Partir à la rencontre (enquête sur les puissances propres des vivants), Vivre sur plusieurs cartes (vers des épistémologies chimériques), Se perdre dans l’inconnu (le continent englouti), Inventer un chemin (vers une alterpolitique), Nouer des alliances (décrire et fabriquer d’autres liens) et comme dernière halte, Pactiser avec un faiseur de monde.

L’ouvrage parle bien évidemment du naturalisme, fondé sur l’idée que les humains vivent dans un monde séparé de celui des non-humains, et de l’animisme qui attribue une âme ou une intériorité aux végétaux et aux animaux. Mais s’il montre clairement l’écueil de la cosmologie naturaliste, et s’il se rapproche de l’animisme, l’auteur va chercher « l’inexploré » quelque part entre les deux, en évoquant l’idée qu’il faudrait peut-être « vivre sur plusieurs cartes ». 

La question que je pose est désormais la suivante : parce que les vivants nous résistent, parce qu’on ne peut plus les penser et qu’on ne sait pas cohabiter avec eux, ne peut-on pas se laisser affecter par cette idée de l’animisme suivant laquelle la manière dont il faut stabiliser nos relations avec les autres vivants n’est plus sous forme de relations naturelles (rapports de force hobbesiens et newtoniens), mais sous la forme de relations sociales et politiques.

Il s’agit donc bien de développer une alterpolitique et nouer de nouvelles alliances.

La forme de l’ouvrage peut surprendre : il ne s’agit pas d’un récit continu, mais des fragments de textes (729 fragments de textes sur un peu plus 400 pages). Ces fragments sont parfois des simples aphorismes, souvent des discussions de certaines notions, régulièrement des illustrations concrètes prises dans le vivant. Ce choix de travailler par fragment correspond à la volonté de l’auteur, pour qui chacune des 6 parties sont « des missions de reconnaissance, avançant par petits pas errants (d’où la forme aphoristique) tâtonnant dans le noir, sans toujours savoir où aller, revenant en arrière, se déployant parfois par un grand bond latéral, un petit détour interminable, une percée théorique qui change brusquement le fond de carte sous nos pieds, ou une avancée mineure sur une nuance ».

Cette « sinuosité » des textes, qui rend compte de la pensée en train de se construire, en rend la lecture plutôt inhabituelle mais pas rébarbative. La reformulation des idées exprimées sous différentes formes dans différents fragments permet de mieux s’approprier les concepts philosophiques que manie l’auteur (ontologie, cosmologie…). Et comme dans tous les livres de l’auteur, il y le passage par des exemples concrets (le coywolf, hybride du coyote et du loup, qui n’aurait pas dû exister, les vautours indiens qui ne sont plus là pour limiter les épidémies humaines, ou le castor qui guérit les rivières) qui illustrent les concepts.

Un ouvrage exigeant mais très riche que l’auteur termine (sans que cela soit une conclusion) par cette recommandation « Trouver un lieu vivant à aimer personnellement et à défendre collectivement ».

Pour avoir un aperçu des idées développées , on peut écouter Baptiste Morizot dans https://lamanufacturedidees.org, même si l’interview tourne très (trop ?) vite vers le cas des castors qui n’est qu’un «  détour » de l’ouvrage.