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LES MERVEILLEUX NUAGES

Que faire du nucléaire ?

Harry Bernas,

Editions du Seuil 2023

Physicien, spécialiste des matériaux irradiés et fin connaisseur de l’histoire des sciences nucléaires, Harry Bernas interroge sans concession le projet de « nouveau nucléaire » proposé par Emmanuel Macron. Les « merveilleux nuages » du titre de son livre , ce sont les nuages de paroles dont nous sommes abreuvés concernant le  présent et l’avenir du nucléaire. L’auteur « ne cache pas son indignation à l’égard de discours et de décisions, présidentiels ou autres, sans rapport avec la réalité des moyens, des gens et des risques » et s’emploie à travers son ouvrage à « rapporter des faits avérés, souvent ignorés ou occultés, mais déterminants concernant la technologie et l’avenir des centrales nucléaires ».

Les faits, c’est d’abord l’histoire du nucléaire que nous raconte Harry Bernas. Après le premier développement du nucléaire à des fins militaires, qui a abouti au 250 000 morts de Hiroshima et Nagasaki, il aurait dû y avoir un temps de recherche d’une vingtaine d’année pour explorer de manière détaillée les différentes pistes qu’avaient ouvertes les pères de la bombe : cela aurait permis de choisir pour le nucléaire civil la piste technologique la plus sûre.  Mais « la guerre froide aidant, les militaires n’ont pas la patience des chercheurs ». Dès le début des années 50, l’amiral Hyman Rickover choisit la solution du réacteur à eau légère (LWR) pour équiper ses sous-marins, et en 1953, le président Eisenhower va dans le même sens pour construire le plus rapidement la première centrale de production d’électricité nucléaire. « Le LWR finira par être le symbole d’une occasion historique manquée : il a certes l’avantage d’être assez robuste et fonctionne bien sous conditions de surveillance adéquate, mais il ne méritait nullement de prendre toute la place ». Car le LWR a un énorme point faible : « par sa conception même, le LWR ne peut survivre plus d’une heure à une perte de refroidissement ou LOCA (Loss Of Coolant Accident) ». Fukushima, c’est 3 LOCA qui ont conduit à la fusion des cœurs et à la rupture des enceintes de confinement. Harry Bernas cite une réflexion désabusée en 1987 de Adam Linsky, professeur d’ingénierie nucléaire au MIT « le LWR n’est pas mieux adapté à nos besoins d’énergie que ne l’était le dirigeable Hindenburg aux transports aériens ». Pourtant, c’est le type de réacteur utilisé dans le monde entier, y compris en France. Et l’EPR ne correspond pas à un changement de technologie : il a simplement un radier renforcé capable de recevoir le cœur du réacteur fondu en cas de LOCA.

En lisant cette histoire, on réalise que l’urgence politique et militaire a fait que « sur le front de la recherche scientifique et technique, on a inventé aucun « nouveau nucléaire » depuis 70 ans ». Le SMR dont on nous parle, c’est en réalité « le réacteur du sous-marin 1957 d’Eisenhower, mis à jour et entretenu par les sous mariniers français pour la force de frappe nucléaire ».

Pour appuyer son discours, l’auteur cite une note -un peu provocatrice- écrite par l’amiral Hyman Rickover, au moment où il suit la construction des premiers réacteurs pour sous-marins, note adressée à tous les ingénieurs, industriels et politiques qui s’agitent autour d’Eisenhower : « je propose de définir les caractéristiques qui distinguent les propriétés théoriques d’un réacteur de ses caractères réels. J’observe qu’un réacteur théorique a toujours les caractéristiques suivantes : il est simple, il est petit, il est bon marché, il est léger, il peut être construit en peu de temps, il est très flexible dans ses objectifs, il requiert peu de développements nouveaux, il utilisera uniquement des éléments disponibles, il est en phase d’étude, il n’est pas en construction. Par contre, un réacteur réel possède les caractéristiques suivantes : il est effectivement en construction, il est en retard sur le programme prévu, il requiert une impressionnante quantité de développements pour des éléments apparemment triviaux, il coûte très cher, il est long à construire, (…) il est compliqué. ».  Et l’amiral enfonce le clou : « Les protagonistes de réacteurs théoriques ont le temps et l’innocence pour eux. Incapables de discerner les difficultés réelles, ils parlent avec facilité et confiance. Les praticiens, rendus modestes par expérience, parlent moins et se font du souci. »

Le nucléaire, c’est aussi l’enjeu des déchets auquel l’auteur consacre un chapitre : « en somme, on sait « immobiliser » les déchets existants à court terme, dans des environnements contrôlés (encore faut-il les protéger). Par contre on ne sait pas aujourd’hui les stabiliser pour pouvoir les oublier définitivement ».

La conclusion de Harry Bernas est sans appel : « Le politique et le militaire ont imposé la technologie nucléaire LWR en usage aujourd’hui. Celle-ci était plus simple au départ mais , en incluant retraitement et gestion des déchets , elle se révèle aujourd’hui lourde, fragile et proche de sa fin de vie « Et nous n’avons plus les compétences scientifiques , techniques et industrielles (cf l’expérience de Flamanville ) pour développer un nouveau nucléaire  – qui prendrait de toutes façons beaucoup de temps – : « Il faut être sur une planète de réalité virtuelle pour s’imaginer que l’on fera construire des réacteurs SMR ou autres par des tradeurs enthousiastes », ironise-t-il.

Pour « sortir des nuages », il va falloir organiser le « passage vers un autre monde », dans une « exigence de démocratie, d’écoute et de respect des citoyens ». Car « L’énergie, y compris nucléaire, a vocation à être un bien commun, indépendante des fluctuations de marché et soumise à l’examen des citoyens ». Un ouvrage facile à lire, au ton volontiers caustique, qui permet, à travers l’histoire de la recherche civile et militaire sur l’atome, de comprendre l’impasse dans laquelle le nucléaire civil est aujourd’hui.